CHAPITRE XXVIII
À plusieurs reprises, Cyril le Visionnaire avait manifesté le désir de mettre fin à cette rencontre, mais chaque fois Yeuse trouvait d’autres questions à lui poser, disait qu’elle était passionnée par sa vie et par ses prophéties. Il avait tout d’abord trouvé très agréable de se mettre en valeur, mais depuis quelques instants il manifestait des signes d’inquiétude, et il finit par dire qu’il devait rejoindre ses fidèles à la cathédrale pour une prière commune.
Yeuse consulta sa montre, donna un coup de fil puis d’un seul coup son visage changea totalement. Il se durcit et elle foudroya le visiteur du regard.
— Espèce de charlatan, dit-elle. Vous avez dupé ces malheureux croyants et vous vous imaginez peut-être que vous m’avez roulée dans la farine ? Vous n’êtes qu’un pauvre prétentieux qui va finir son existence en prison.
Cyril se leva d’un bond, la regarda puis soudain se précipita vers une des fenêtres qui donnait sur la place où tout à l’heure deux mille personnes l’avaient accompagné.
— Où sont-ils ? rugit-il.
— Chez eux. Nous leur avons dit que vous étiez rentré d’urgence à Vera Cruz Station, et en ce moment les radios de la Province sont en train de faire l’inventaire de ce qu’on a découvert dans votre wagon où vous receviez les messages de l’ange. Il y a tout un matériel sophistiqué, un émetteur-récepteur de radio comme jamais personne n’en a vu. Capable de recevoir les émissions de l’autre bout du monde. Désormais, nous savons comment Vatican II communiquait avec la Compagnie de la Sainte Croix et avec tous ses missionnaires. Mais ce n’est pas tout, vous disposez aussi d’un ordinateur extrêmement puissant qui peut puiser dans n’importe quelle banque de données, dans le monde entier aussi bien que dans les archives de la Nouvelle Rome.
Cyril le Visionnaire regardait toujours par la fenêtre puis il tourna la tête pour la fixer.
— Vous aviez accès à tous les secrets de Vatican, même à ceux que vous ne pouviez comprendre. Mais où allez-vous donc ?
Le religieux traversa le compartiment, sortit. Yeuse sourit, ferma à demi les yeux. L’homme revint peu après comme s’il avait été repoussé à l’intérieur.
— J’avais oublié de vous dire qu’il y avait des gardes un peu partout. Vous savez que nous avons annoncé que la visite du wagon en question serait publique dès demain. Il faut que les gens que vous avez grugés entendent cette radio qui continue à émettre depuis le dirigeable Vatican Saint-Pierre, à bord duquel se trouve Pie XIII. Depuis Euphosia, les nouvelles arrivent dans la seconde. C’est ainsi que mon adjoint à la synthèse scientifique a pu entendre un religieux commentateur annoncer que le Kid était prêt à quelques concessions avec le Vatican, pour obtenir certains secrets techniques. Et qu’il serait éventuellement favorable à une installation de la nouvelle Rome et de Vatican III ici même en Patagonie, mais que Lien Rag s’y opposait et était prêt à empêcher la réalisation de ce plan par tous les moyens.
Cyril paraissait reprendre toute sa morgue :
— Vous êtes perdue, dit-il. Mes fidèles n’accepteront jamais de me voir en prison et d’être privés de prophéties… Ils ne comprendront rien à ce récepteur radio, ne verront pas ce que vous voulez, qu’ils découvrent que je leur ai menti. Ils continueront à penser que j’avais réellement des rendez-vous avec un ange du Ciel qui me confiait tout ce qui allait arriver prochainement. Les hommes ont besoin de merveilleux, ont besoin de croire. Vous ne comprenez pas ce sentiment, mais il est très fort et bientôt ils se révolteront et vous aurez à faire face à une guerre civile. Pie XIII finira par s’installer ici.
Yeuse le regardait en réfléchissant. L’homme était vraiment sûr de lui. Un charlatan certes, mais qui avait lui aussi un grand fond religieux et qui croyait vraiment en la doctrine néo.
— Laissez-moi repartir comme si nous mettions un terme à cette entrevue. Je sortirai pour me rendre quand même à la cathédrale, et puis je reprendrai le train pour Vera Cruz Station.
— Vous ne pourrez plus faire de prophéties, dit-elle, puisque nous avons réquisitionné l’émetteur-récepteur. Dites, vous, que racontiez-vous donc au Vatican ? Je comprends maintenant pourquoi le pape désire tant s’installer ici. Vous avez dû lui tracer un portrait idyllique de cette contrée, mais le pauvre risque fort d’être déçu. Évidemment, il va trouver une population qui à vingt-cinq, trente pour cent est convertie, mais est-ce suffisant ? Je voudrais savoir qui vous fournissait les renseignements, les éléments qui permettaient au gouvernement du pape d’être aussi catégorique dans ses projets. Je me suis toujours demandé, depuis que je sais qu’il se trouve à Euphosia, pourquoi les trois dirigeables avaient effectué un trajet aussi long, presque double de celui qu’ils auraient dû franchir pour atteindre l’Antarctique. Pourquoi cette extrême prudence, cette halte chez le Kid ? Depuis que Pie XIII avait décidé de quitter la Nouvelle Rome, il avait dû solliciter les rapports de différents correspondants dans le monde, pour savoir quel endroit il choisirait. C’est votre rapport qui a dû le convaincre. Mais vous lui avez conseillé de ne pas arriver directement ici, d’aller plutôt voir le Kid et de discuter avec lui. Le Kid passe pour un politique cynique, prêt à vendre ses amis pour recouvrer une partie de sa puissance passée. Je ne me trompe pas ?
Cyril regardait ailleurs. Il perdait à nouveau de son aura, n’était qu’un bonhomme comme un autre avec une tête de vieux coureur de jupons.
— Qui vous renseignait ? Qui était payé pour me trahir ? Nous finirons bien par le savoir, vous vous en doutez.
— Laissez-moi repartir. Je suis prêt à collaborer avec vous, à déconseiller à Sa Sainteté de venir ici. J’ai une grande influence sur son entourage, vous ne pouvez imaginer combien. Il m’écoutera et je travaillerai pour vous, s’il le faut.
— Vous oubliez que les radios aujourd’hui, les journaux demain révéleront votre véritable personnalité. Il n’y a pas que le poste émetteur-récepteur et je comprends que vous ne pensez qu’à une chose, rentrer chez vous pour essayer de limiter la casse, mais c’est quand même trop tard. Nous avons découvert un véritable trésor de guerre. De l’or en pièces et en lingots, des bijoux, mais pire encore, des objets sacerdotaux dérobés dans des églises de tradition ancienne, certainement au cours de voyages effectués dans les Andes. Vous disposez d’une énorme fortune dont l’inventaire n’est pas encore terminé. Nous montrerons tout cela à notre population lorsque ce sera fait. Les pauvres fidèles ne se doutaient pas qu’ils avaient affaire à un charlatan, et à un voleur. Eux qui n’ont rien dans leurs poches verront que vous disposiez d’une énorme fortune.
Il haussa les épaules, essaya de crâner.
— Charlatan, voleur et assassin.
Il sursauta mais ne dit rien.
— Assassin. On a découvert, dans une cachette très astucieuse du fameux wagon, les corps embaumés de trois missionnaires néos venus de la Compagnie de la Sainte Croix. On n’a jamais su ce qu’ils étaient devenus et personne ne se doutait que vous les aviez assassinés. Je ne pense pas que, dans ces conditions, le pape ait vraiment envie de venir s’installer par ici.